Série des sites et d’autres oeuvres : 1991-2003

Série de sculptures de Félix Roulin

Les corps rêvent, les rêves prennent corps

Nous avons tous des problèmes. L’idéal, c’est de les régler les uns après les autres. Malheureusement, nos problèmes bien souvent s’emmêlent. Quand on tire sur un fil, pour démêler, le nœud se resserre et nous sommes tentés de « trancher » comme Alexandre tranche le nœud gordien… Nous nous sentons asphyxiés, découragés, pris au piège. Parfois nous nous sentons manipulés par un être qui reste caché. Nous sentons peser sur nous une fatalité, nous tournons en rond, effrayés par l’implacable répétition des échecs, ou l’impassibilité du monde qui nous entoure, ou la froideur des contacts humains, ou l’ingratitude des gens que nous avons accompagnés, ou le cynisme de ceux qui nous utilisent.

Ce qui pèse sur nous, c’est notre histoire passée, pas seulement la nôtre, mais celle de notre famille, de notre cité, des siècles et des millénaires de l’humanité. Chacun de nous doit veiller à marcher droit, et pas courbé, veiller à ouvrir les bras, à faire pivoter son torse, à tourner la tête, pour rester, par le corps, ouvert à la totalité du monde. Aimer le rayon de soleil sur sa peau, mais aussi la pluie, le vent, le chaud, le froid, le sec et l’humide. Ne pas juger le temps beau ou mauvais, découvrir le sport de marcher sur un sol glissant, funambule sur la boue, la neige, la glace. Ne pas juger les autres, disant qu’ils sont beaux ou laids, gentils ou méchants, mais vivre chaque rencontre dans une grande écoute et une grande bienveillance.
C’est par le corps que nous entrons dans le monde, c’est par le corps que nous découvrons le monde. C’est le vocabulaire du touché, c’est aussi celui de la sculpture. C’est encore par le corps que nous pouvons « re »-découvrir le monde, lorsque l’épreuve, le stress, toutes les circonstances de la vie nous ont fragilisés, assommés, rendus méfiants, timides, craintifs, peureux. En travaillant nos corps recouverts de cicatrices, recroquevillés, paralysés, nous retrouvons un peu de souplesse, de confiance en nous-mêmes et d’agilité d’esprit. Nous utilisons les disciplines corporelles de la Kiné, du yoga, du zen, de la relaxation, de la sophrologie, ou plus simplement du repos et du sommeil. Le corps est l’unique moyen pour nous d’être présent dans le monde, d’exister.

En regardant la série des sites de Félix Roulin, je pense à toute cette histoire humaine que chacun de nous porte en soi, dédales d’escaliers, amas de ruines, restes de civilisations que nous ne pouvons pas ignorer, Atlantide recouvert par l’océan de l’inconscient. Faire table rase, comme Ceaucescu voulait le faire des villages roumains, ou certains partis islamistes aujourd’hui, c’est nier la solidarité humaine, c’est un non sens. Les ruines peuvent témoigner d’une histoire passée, de l’usure du temps, avec la violence des passions, la négligence des responsables politiques ou l’ignorance des générations qui se laissent manipuler. Elles sont aussi les traces d’une recherche du beau, les vestiges d’un passé industrieux. On y trouve aussi, dans ce passé, les traces d’agoras, berceaux de démocratie, les amphithéâtres où se sont révélés les résistances aux tyrannies, Antigone éternelles. L’archéologie redonne vie à ces ruines en nourrissant notre imaginaire.
Ci-contre « Cendrillon » (inv.1993-03) ou « mes souliers rouges » Hauteur 29 cm. Larg. 32 cm. Profondeur 43 cm. On voit de petites chaussures au pied de l’escalier.

Le travail de Félix Roulin sur les sites demande du temps. En novembre 1991, il exposait déjà une vingtaine de sites au Château Malou (Woluwe-Saint-Lambert, Bruxelles). Six ans après (Nivelles, juin 1997), il poursuit la même recherche. C’est un travail étrange, complexe, qu’il faut lire en partant à la fois du corps (l’extériorité) et de l’imaginaire (l’intériorité). Le corps, manifesté jusque dans son épiderme, est signifié par un fragment ou un assemblage de fragments, mais on sait que la partie représente le tout. L’imaginaire, autre face de la sculpture-site, représente un passé, un « site », amphithéâtre, temple ou palais, avec ses colonnes fracassées ou obliques, avec ses amas de blocs de pierre, ses escaliers, ses voûtes effondrées. Les deux aspects, corps montré, imaginaire caché, se rejoignent en nous : nous sommes dans notre corps, habités de nos imaginaires remplis d’histoires et d’aventures, les nôtres et celles du monde. Nous redécouvrons qui nous sommes et combien un pied, un genou, un coude, un sein, une bouche peuvent être d’une plénitude et d’une douceur extraordinaires.

Un jour, Félix Roulin ne fera plus de sites. Certes, il continuera la représentation du corps humain, référence obligatoire de toute œuvre artistique. Mais il aura terminé une exploration mystérieuse des corps jointe à l’archéologie imaginaire. Pour l’instant, la série continue, avec plus de cinquante pièces dont certaines sont tirées à plusieurs exemplaires. Brusquement, la série s’arrêtera comme elle a commencé, répondant à un appel secret et probablement inconscient, Félix Roulin ouvrira un autre chantier, une autre recherche. Mais pourquoi donc a-t-il ouvert ce chantier ? Si on ne se donne pas la peine de chercher, on pourra dire, comme certains l’on écrit à propos des 15 pieces of Skylab exposées au Musée Saint-Georges à Liège en 1980, que « Félix Roulin, le très sérieux sculpteur dinantais, a opté pour la fantaisie et la science-fiction ». Les « 15 pièces de Skylab » étaient sans conteste de la science-fiction mais aucunement de la fantaisie. Elles répondaient à une interrogation profonde sur le cosmos, le progrès de la technologie, l’avenir éventuellement tragique de l’humanité. Les fragments de corps étaient déchiquetés, arrachés, au même titre que les morceaux de masques à oxygène, de gants, de lunettes d’astronautes, et des fragments de carlingue. Tout était réduit à l’état d’objet. C’était une tragédie qui montrait les limites de la science et de la technologie. Dans les sites, le grand changement par rapport à Skylab, c’est que le corps, même fragment, n’est plus objet mais sujet, le morceau si petit soit-il, représente le tout, l’être, le vivant. On est passé du fragment tragique au fragment symbolique, du corps victime au corps vivant, habité, héritier d’un passé, du corps « débris », fini, au corps vivant, relais de l’imaginaire. C’est toujours la même sculpture précise, les objets et les fragments de corps nettement identifiés, mais leur sens est différent. L’autre face du site représente « l’intériorité du corps », la face cachée, la dimension de civilisation, d’histoire, d’inscription dans les générations humaines, rassemblant le rationnel, l’imaginaire et l’inconscient, semant par-ci par-là des indices, les petits cailloux blancs du petit Poucet pour soutenir notre recherche, une clé, une chaussure, un bouclier et une hache, un dauphin, un petit serpent, une femme-louve. Tout d’un coup, le site nous fait comprendre que le corps, notre corps, c’est nous, faisant partie d’une civilisation, jamais « détachable » de l’histoire de l’humanité et de l’inconscient collectif. Notre responsabilité (qui doit faire l’objet d’un travail personnel) à chacun d’entre nous, est de maintenir ensemble toute cette richesse. Chaque site, unifié par son esthétique, sa matière, son poids, son invitation à le toucher, est le départ d’une méditation sur la complexité de la vie. Certains refusent cette responsabilité et sont incapables de suivre une pareille méditation. Ils sont « sectaires ». Le sectaire est celui qui tranche, qui coupe et se coupe d’une partie de lui-même, alors commence la maladie d’un corps, d’un être ou d’une civilisation.

Jean Bariviera,

Biesmerée, le 27/04/11.


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